Chapitre 14

Le bourdonnement des dispositifs

Soudain, Jonathan détesta voler – se retrouver à plus de quelques centimètres du sol, en fait. Dooly, apparemment, avait une opinion encore plus arrêtée. Il s’affala sur un siège rembourré et rentra la tête dans les épaules comme s’il tâchait de disparaître. Le professeur, en revanche, se sentait dans son élément. Jonathan voyait presque les rouages tourner sous son crâne. L’elfe installé vis-à-vis de Wurzle, un certain Frimpe, accueillait le phénomène avec un sang-froid remarquable. Le professeur lui posa derechef maintes et maintes questions sur la nature des aéronefs, mais ne sembla guère convaincu par ses explications.

Pendant ce temps-là, les quatre camelots se querellaient – Bufo et Chapeau Jaune échangeaient des insultes, Myrkle chatouillait l’oreille de Sonde-un-Buisson avec une plume de canard, qu’il cachait sitôt que sa victime se tournait. Quand la dispute s’apaisa, l’écuyer rejoua aussitôt de son instrument de torture, ce qui provoqua un renouveau des hostilités.

Jonathan, qui s’interrogeait sur la capacité d’une machine à voler, fut stupéfait de ce que le pré tombât au-dessous d’eux. Il n’y eut ni vacarme, ni à-coup – ils s’élevèrent, et leur carré de pelouse parut grandir. On aperçut bientôt les haies, dont les tours et détours ne semblaient répondre à aucun agencement préconçu. Ils virent que les toits du palais avaient besoin de réparations, car nombre de tuiles étaient brisées, et toutes recouvertes d’un épais matelas de mousse.

Au nord, le long de la côte, un manteau de forêt s’étendait presque jusqu’à la mer. Vers le nord-ouest, à des lieues et des lieues de distance, on distinguait des collines qui moutonnaient jusqu’à se fondre dans des lointains embrumés. À l’intérieur de l’aéronef, tout était calme. L’écuyer Myrkle avait renoncé à ses plaisanteries pour scruter le paysage par un hublot, d’un air émerveillé. Le bourdonnement que Jonathan avait perçu si clairement lors de sa bataille avec les trolls ne s’entendait plus guère. Chacun, y compris Frimpe, collait sa figure contre un hublot.

Sous les yeux du fromager, la contrée se déroba, masquée par des volutes grises. « Le brouillard ! » se dit-il avant de s’aviser qu’il contemplait en fait un petit nuage qui voguait juste au-dessous d’eux, tel un ballon dont la forme biscornue n’était pas sans évoquer l’écuyer Myrkle.

Exception faite de cette seule nuée, le ciel était dégagé. Vers l’amont de l’Oriel, Jonathan vit des corps de ferme et des étables nichés au creux des vergers, et de sombres canaux qui serpentaient, bordés de saules et ponctués de barques et de canoës minuscules – des nains devaient y pêcher le poisson-chat et la lompe. À observer ainsi ce panorama enchanteur, il avait peine à imaginer que, à quelques kilomètres en aval, le mal insinuait ses vrilles dans la campagne tel le lierre sauvage dans les ruines de La Saulaie. Avec la fumée qui sourdait des cheminées et les pains qu’on cuisait dans les fours, ces chaumières et ces fermes le rendirent mélancolique : il avait le mal du pays. L’espace d’un instant, il souhaita se trouver dans une de ces maisons, devant deux bons pains d’épice de chez Ackroyd et une chope de punch chaud. Gilroy Bastable, lui, aurait volontiers donné tous ses chapeaux et pris un emploi comme garçon d’étable en échange de cette excursion.

Ils survolèrent bientôt le mur d’enceinte, et Jonathan vit le toit du Capitaine Œil-de-Lune et les rues sinueuses qui, soit descendaient vers le port, soit montaient vers le palais sur sa colline. Les gens abritaient leurs yeux du soleil au zénith pour suivre la course de l’aéronef.

Maremme disparut derrière eux et ils cinglèrent au-dessus de la côte rocailleuse. De temps en temps, Jonathan apercevait un monumental banc de nuages filant à toute allure dans leur direction. Ils croisaient sans cesse des flaques de vapeur dont ils émergeaient ensuite, et le vaisseau finit par s’enfoncer au cœur des masses sombres.

Jonathan ravala sa déception, car le voyage eût été bien plus fascinant s’ils avaient continué de discerner le sol. Mais il tenait l’occasion de voir l’intérieur d’un nuage. S’il se doutait qu’il n’y aurait pas de lacs remplis de poissons arc-en-ciel, comme il le croyait jadis, peut-être les deux lui réservaient-ils d’autres surprises.

Mais, entre les strates de nuages, il y avait des espaces libres et, en guise de surprises, de rares éclairs qui crépitaient dangereusement près du vaisseau ; tout le monde sursautait, poussait un cri et se bouchait les oreilles. Dooly, pâle comme la mort, tremblait et regardait entre ses doigts plaqués sur ses yeux. Achab, endormi sur ses genoux, précédait chaque coup de tonnerre d’un ronflement qui terrifiait d’avance le pauvre garçon. Le professeur avait un jour expliqué à Jonathan que les chiens, qui constituaient une des quatre branches majeures de la nature domestiquée, étaient ainsi, selon ses propres termes, « éveillés aux profondeurs du climat ».

Ils laissèrent bientôt la masse nuageuse dans leur sillage, après avoir affronté ce qu’on aurait pu appeler un grain qui fonçait le long de la côte en direction de Maremme, comme s’il se dépêchait d’arriver avant de s’être délesté de toutes ses réserves de pluie.

Au-dessous d’eux roulaient à présent de hautes falaises et les vagues de l’océan. De sombres forêts couvraient les plateaux qui dominaient les flots et, à perte de vue, on ne voyait plus ni maisons, ni fermes, ni villages, mais un infini de bois profonds que coupait, ici et là, une rivière tortueuse.

Dooly parut retrouver un peu d’allant lorsque le tonnerre et les éclairs s’éloignèrent derrière eux – Sonde-un-Buisson et lui se lancèrent dans un bavardage effréné sur les orages qu’ils avaient subis. Le professeur et Frimpe échangèrent des théories sur la foudre, sans que Jonathan en jugeât une seule plausible. La conversation, d’ailleurs, suivit le chemin habituel à toutes les bonnes discussions scientifiques ; c’est-à-dire qu’elle dévia de la foudre au climat en général, puis à d’autres merveilles de la nature. Au bout du compte, ils en revinrent au vol, sur quoi le professeur affirma, curieusement, que ce qu’ils faisaient en ce moment était, sinon impossible, du moins très improbable.

« Ach ! dit Frimpe. Voler, ce n’est rien. Un elfe de trois ans saura l’expliquer en un instant. Imaginez-vous le pélican, Professeur. C’est bien le plus ridicule des animaux, et pourtant il vole. Voler, ce n’est rien. »

Jonathan se dit à part lui que l’argument sur la simplicité du vol était ce qu’un de ses enseignants appelait un sophisme. Peu importait, du reste, puisque son ami ne se laissait jamais convaincre sans voir une preuve tangible.

Le vieux Wurzle s’abîma dans ses réflexions, puis reprit la parole : « Un jour, M. Frimpe, j’ai assisté à un spectacle qui vous aurait laissé bouche bée. À Folbourg-le-Petit, il y avait un nain accompagné d’un singe – je crois qu’il s’agissait au juste d’un orang-outang. Et ce singe vous déclamait L’Élégie du Cinglé comme s’il arpentait les planches depuis dix ans ! »

Les traits du visage de Frimpe se plissèrent, et il récita :

 

Malheur aux ivrognes tout enflés de froment

Chassés dans les ténèbres où pâlissent les fées

À la vue d’un terrible et mystérieux tourment –

Le monstre à quatre pattes, l’Élégie du Cinglé !

 

« Vous l’avez vu ! s’écria le professeur.

— Le monstre à quatre pattes ? » Jonathan, qui n’avait encore jamais entendu cette strophe, en resta estomaqué.

« Non, le singe de Folbourg, répondit Wurzle.

— À la foire de la Cité des Cinq Monolithes, dit l’elfe. Quant au “monstre à quatre pattes”, je n’ai nul désir de le voir.

— En tout cas, mon bon Frimpe, reprit le professeur, la science laisse une place au singe de Folbourg. Tout est affaire de rayons émis par les grandes profondeurs du globe oculaire. Le somnambulisme, cela s’appelle, comme vous le savez sans doute. Mais la science, avec ses diagrammes, avec ses forces, ne laisse aucune place, pour le moment, au vol d’un vaisseau plus lourd que l’air. Non, M. Frimpe, je préfère toujours une explication scientifique, et je voudrais en obtenir une quant au fonctionnement de cet aéronef. »

L’elfe hocha la tête. « Je suppose que je peux arranger ça, Professeur. Vous avez bien sûr parfaitement raison. Je vais demander à Twickenham la permission de vous faire visiter la salle de l’appareil de propulsion.

— Voilà qui est mieux, dit Wurzle à Jonathan tandis que Frimpe disparaissait par l’embrasure qui donnait sur l’avant du vaisseau, la pièce aux murs d’émeraude. Je ne parviens guère à me représenter les gyroscopes, les rouages et le dispositif antiforce qui gouvernent cet engin.

— Ils doivent être réduits, dit le fromager qui voyait mal comment de tels mécanismes pouvaient tenir dans la petite nef.

— Oh, les elfes sont d’une habileté fabuleuse. Surtout en matière de miniatures. »

Frimpe se montra et fit signe à Jonathan et Wurzle de le suivre dans la pièce baignée d’une lueur de fonds marins, où Twickenham et un autre elfe conversaient. Twickenham ôta son chapeau et s’inclina.

« Professeur, j’ai un infini respect pour un savant tel que vous. Je ne révélerais pas à tout un chacun le fonctionnement de notre navire qui est, ainsi que vous allez le constater, aussi mystérieux qu’improbable. Mais, à vous et à M. Bing, je serai ravi d’offrir ce présent. » Twickenham s’inclina encore, imité par Jonathan, par le professeur et par Dooly qui s’était joint à ses deux compagnons de peur qu’on ne le laissât en arrière. Achab, qui se souciait comme d’une guigne de la science et des aéronefs, se prélassait sur le siège déserté par Dooly.

Jonathan remarqua une petite porte ménagée dans la paroi du vaisseau et qui, à première vue, ouvrait sur le vide. De fait, on discernait les volutes des nuages à travers l’émeraude dans laquelle on l’avait découpée. Frimpe les mena vers cette porte, qui parut s’ouvrir d’elle-même, ou du moins passer du vert au bleu, puis au noir – le noir de la nuit. Les trois compagnons tâchèrent de scruter les ténèbres. Puis Wurzle voulut franchir le seuil, mais Frimpe le retint par le bras.

« Je ne vois rien, déclara le professeur.

— Il fait froid, dit Dooly.

— Il fait noir comme dans un four, poursuivit Wurzle, mais je crois que j’entends le bourdonnement des dispositifs. »

Le fromager retint sa respiration, et perçut, très ténu, une sorte de rugissement qui évoquait davantage un souffle de vent qu’un bruit de machinerie. Il commençait à regretter d’être là.

L’obscurité s’éclaircissait, cependant, ou leurs yeux s’y accoutumaient. Ils discernèrent une immense salle sans vrais contours : ni murs, ni sol, ni plafond. Des échos de nombreux cris, de crissements de corde et de cliquetis leur parvenaient, à présent. Ce tumulte provenait d’un ensemble de mécanismes dont les vagues silhouettes, elles aussi, se précisaient. Il y avait là d’énormes roues, semblables à celle d’un moulin, et un cube suspendu en l’air, qui pivotait lentement. Au-dessus, une forêt de cordes, de chaînes reliées à des poulies et de leviers restait presque invisible. Une armée d’homoncules vêtus de manteaux de cuir et de tabliers blancs, pour beaucoup munis d’un crayon derrière l’oreille, gribouillaient sur des bloc-notes et se criaient des ordres incohérents. Jonathan entendit des expressions et des phrases dont il supposa que Wurzle les connaissait. Les petits hommes lançaient de-ci de-là, sans ordre mais avec conviction, des « Forez le lumen ! » ou « Tirez sur la chevillette ! » ou « Maîtrisez le ressac céleste ! » en travaillant avec frénésie ; manœuvrant les poulies, ils accéléraient la rotation de sortes de manèges qui luisaient dans les tréfonds de la salle, loin, à des kilomètres, semblait-il, tels des soleils de feu d’artifice.

D’une façon ou d’une autre, Frimpe ferma la porte, et ils se retrouvèrent confrontés aux nuages qui filaient derrière la paroi d’émeraude.

« Voilà bien le cirque le plus stupéfiant qu’il m’ait été donné de contempler, dit le professeur avec respect. Qu’est-ce que c’était que ces mécanismes qui tournoyaient ?

— À votre avis ? demanda Frimpe.

— Je ne doute pas qu’il s’agisse de gyroscopes.

— Tout à fait. Des gyroscopes. Autant qu’il vous plaira.

— Ah bon. » Wurzle, visiblement fort perplexe, secoua la tête. « Autant de gyroscopes qu’il me plaira », marmonna-t-il alors qu’ils s’en retournaient à la queue leu leu prendre place sur leurs sièges.

Jonathan ignorait ce qu’il avait vu au juste, mais il était sûr que cela n’avait aucun rapport avec la marche du vaisseau. Mais, au contraire, il venait peut-être d’assister aux opérations secrètes nécessaires à son fonctionnement – les forces, lois et autres principes chers au professeur. Comment savoir ?

Ils survolèrent bientôt Havre-aux-Grives – rien d’autre qu’un rivage désolé que la houle du nord assaillait durant tout l’hiver. De violents courants contraires s’enroulaient autour de la pointe de la Tête-du-Lamantin et défiaient les équipages les plus casse-cou d’amener un navire quelconque à moins de huit cents mètres du littoral. Jonathan trouva curieux d’appeler un tel endroit un « havre » puisqu’il n’en possédait à l’évidence aucune des caractéristiques. Ni le professeur, ni Frimpe, ni les camelots ne surent l’expliquer eux non plus. Même si le temps s’était mis au beau grâce au départ des nuages qu’ils avaient rencontrés en chemin, la mer était grosse. Les vagues se brisaient sur les rochers titanesques, projetant des cascades écumeuses à quinze mètres de hauteur. Assis hors de portée des embruns, des phoques mouchetés s’agglutinaient en amas dont, parfois, un individu se détachait pour se laisser glisser et plonger, sans doute en quête d’un poisson malchanceux.

« Ils vivent à la dure, constata Jonathan. On croirait qu’ils auraient déjoué cette fraude et quitté le coin depuis longtemps.

— Les phoques n’entendent pas l’ironie, répliqua Wurzle. Et ils se fieraient à n’importe qui, comme le bon vieil Achab. »

Le chien remua les oreilles à la mention de son nom. Il semblait satisfait de la comparaison.

L’aéronef survola le littoral, en dessous du sommet des murailles titanesques. Des milliers d’oiseaux de mer nichant à flanc de falaise s’éparpillèrent en rasant les vagues, et tirèrent parti des courants aériens pour prendre de l’altitude.

« Des grives ? s’enquit Jonathan.

— Pas même un merle, si bas dans la vallée, répondit le naturaliste qui sommeillait en Wurzle. Il n’y en a jamais eu.

— Je vois. »

L’aéronef décrivit un cercle. Frimpe désigna une balafre sombre, à la base de la falaise. Lorsque les vagues refluèrent, il s’avéra qu’il s’agissait de l’entrée d’une longue grotte basse de plafond. Le fromager en vit assez pour évaluer sa profondeur à soixante ou quatre-vingts mètres. Puis la houle, de nouveau, la remplit avec un sifflement d’air expulsé, l’ouverture disparut, et on ne vit plus que l’arc de voûte de l’entrée.

Dooly observait le panorama comme s’il déplorait d’avoir rejoint cette expédition. Jonathan en éprouva un accès subit de mauvaise conscience. Il avait beau savoir que l’autre, dans les faits, n’avait pas trahi son grand-père, la culpabilité qui se peignait sur le visage du jeune homme et sa posture avachie renvoyaient toute la logique du monde à ses chères études. Le fromager en venait à espérer que le vieil Escargot serait parti depuis belle lurette voler des émeraudes aux elfes joailliers, ou bien traquer le nautile et la lotte de mer dans les prairies de sargasses au sud des Îles Merveilleuses.

L’océan disparut derrière eux lorsque l’aéronef franchit le sommet de la falaise. Jonathan s’attendait presque à ce qu’il se posât en glissant sur les rochers et les buttes avec force cahots, mais l’engin cessa juste de bourdonner et se laissa choir sans hâte jusqu’à se nicher en douceur dans l’herbe de la lande.

« Bel atterrissage, dit le fromager à Wurzle qui avait collé son visage contre le hublot pour surveiller leur descente.

— Grâce aux gyroscopes, sans nul doute. » Du regard, le professeur chercha l’appui de Frimpe.

« Bien entendu. » Frimpe se leva d’un bond et descendit l’allée jusqu’à l’écoutille. L’écuyer, qui eut peine à insinuer son embonpoint entre les sièges, parlait en rimes rieuses : « Frimpe, guimpe, grimpe. » Frimpe lui répondit sur le même ton en jetant un coup d’œil derrière lui : « Écuyer, essuyer, appuyer. » Puis il ouvrit l’écoutille et dévala l’échelle de coupée. Cette humeur joyeuse ragaillardit Dooly. À le voir rire ainsi de ces jeux de mots, Jonathan songea que son jeune concitoyen et l’écuyer avaient le même sens de l’humour – bizarre, du reste, mais propre à alléger tous les fardeaux. En ce qui le concernait, il estimait cette attitude très recommandable.

Il semblait que Dooly eût oublié momentanément que son grand-père, s’il appréciait de retrouver son petit-fils préféré, ne verrait sans doute pas d’un très bon œil la venue d’un groupe d’elfes et de camelots décidés à le persuader d’entreprendre une tâche aussi ardue que périlleuse. Pis encore, il se cachait non de ses ennemis, mais de lui-même. Et Twickenham était fermement résolu à changer cet état de fait.

À quoi servirait cette ruée sur la lande, en revanche, le fromager n’en avait aucune idée. Il suivit Twickenham qui, pressant Dooly, se dirigeait vers une futaie de cyprès courbés et tordus par le vent, une sorte de forêt dans une petite vallée sise entre deux collines verdoyantes. Twickenham pointait le doigt, faisait de grands gestes, et Dooly haussait sans cesse les épaules, comme agacé par une démangeaison qu’il n’arriverait pas à atteindre, entre ses omoplates. Le jeune homme finit par hocher la tête et se tassa sur lui-même, ce sur quoi l’écuyer lui tapa dans le dos pour le réconforter. Jonathan ne savait jamais trop que penser de ce Myrkle, tantôt simple d’esprit facile à vivre, tantôt rusé compère. À lui seul, toutefois, il composait un tableau des plus impressionnants en tête de la procession, à battre des bras pour aider sa masse à se propulser sur ses jambes courtaudes.

Ils s’arrêtèrent au milieu des cyprès. Twickenham se mit derechef, une main derrière son oreille, à taper du pied et de la canne, et à enfoncer celle-ci dans le sol meuble, comme s’il cherchait des clams. Soudain, un choc sourd trahit la présence de bois creux. Avec l’aide de Bufo et de Dooly, il dégagea ce qui se révéla être une trappe faite de grosses planches mangées par les vers et noircies d’avoir été enfouies. L’objet était logé dans une cavité. M. Bufo, en théoricien qu’il était lui aussi, à l’instar du professeur, trouva deux rochers de la même taille – et de la même forme, à vrai dire – que la tête de l’écuyer ; il les traîna jusqu’à la trappe. On les disposa aux deux coins qu’il indiquait et on força ensuite sur deux cannes en chêne qui servaient, en l’espèce, de leviers de fortune. L’abattant pesait son poids, mais il finit par bâiller. Une douzaine de mains s’en saisirent et l’ouvrirent, dévoilant un puits qui débouchait sur un passage en pente douce creusé sous les racines crochues des cyprès et renforcé d’étais. Une échelle s’enfonçait vers les ténèbres.

« C’est ça ? s’enquit Twickenham auprès de Dooly.

— Oui, monsieur. Je vous demande bien pardon, Votre Honneur, mais mon vieux papi a décrit ce trou, et c’est pas un trou de gobelin non plus, sauf qu’il conduit aux grottes.

— On y va ? » lança l’elfe à la cantonade. Tout le monde acquiesça et se rapprocha de cette bouche d’ombre tandis que Twickenham entamait tant bien que mal sa descente. Tour à tour, chacun négocia le puits et s’écarta dans le couloir jusqu’à ce que l’écuyer et Achab, souriants, fussent seuls à la surface, à les regarder. Sitôt que Myrkle poserait le pied sur le premier barreau, la structure aurait l’occasion de prouver sa solidité. C’est ce qui se produisit : l’échelle entière ploya, crissa, gémit. Les autres explorateurs reculèrent encore.

« Attends, Écuyer ! s’exclama Bufo. Reste où tu es !

— Voici venir l’écuyer ! » cria Myrkle. Il pénétra un peu plus dans le puits en tâtonnant d’un pied qui se balançait au bout d’une patte d’éléphant pour trouver le deuxième barreau.

« Attends ! répéta Bufo. Tu vas tout réduire en pièces, et personne n’en ressortira ! »

Myrkle s’immobilisa et se tourna pour percer l’obscurité. « L’écuyer va monter la garde avec la bête, dit-il en ressortant.

— Moi aussi ! hurla Sonde-un-Buisson en se précipitant à sa suite sur l’échelle. Je lui tiendrai compagnie.

— Moi aussi ! » cria Dooly. Il s’élança, mais son geôlier crocheta sa ceinture et l’arrêta. « Et puis non, reprit le jeune homme en se grattant la tête. Deux gardes, ça devrait suffire.

— Peut-être bien », dit Twickenham. Tirant Dooly, il prit la tête du groupe. Une bouffée d’air marin, moite et salin, remonta la pente du tunnel pour baigner leurs visages. Au toucher, les murs étaient humides, tapissés de mousse. Chacun se tenait à la ceinture ou à la chemise de celui qui le précédait, pour éviter de s’attarder en arrière et de prendre le mauvais embranchement. Quand l’elfe, soudain, se figea, tout le monde bascula, comme une rangée de dominos – Jonathan sur Bufo et Wurzle. On entendit force cris et froissements d’étoffe, mais lorsque tout le monde reprit ses esprits et retrouva la station debout, le fromager resta ébahi du spectacle qui s’offrait à eux.